La cuisine ne repose pas uniquement sur des livres de recettes, tout comme la pédagogie ne se limite pas à des manuels méthodologiques.
Certaines personnes pourraient trouver saugrenu de comparer les nourritures de l’esprit à celles de ce monde terrestre et putrescible.
Considérez la futilité, la fragilité et la fugacité de la vie humaine et vous réaliserez que les savoirs sont également putrescibles. Pensez à ce que sont devenus les pensées des plus grands philosophes, réduites à néant par des personnes en quête de viralité, et vous comprendrez comment les connaissances laborieusement acquises peuvent se gâter. Cependant, ce n’est pas mon sujet principal.
Il est l’heure du repas, j’ai faim. Je suis invité à l’auberge du savoir joyeux où mes frères et sœurs humains ont également été conviés. Je ne suis pas venu ici à la demande d’Hadès, arraché à ma mère et encadré par des cerbères. Je suis venu pour entendre des paroles réconfortantes, car j’ai été progressivement mis en appétit par des personnes bienveillantes prêtes à m’accueillir. Il faut seulement qu’ils ne se transforment pas en ogres des frères Grimm, ni en sorcière d’Hansel et Gretel.
Ils veulent me gaver de savoirs pour ensuite me consommer tout cru, me transformer en nuggets, à l’instar de ces poussins qui passent par le hachoir de la société aliénante et consumériste.
Si je ne fais pas partie des élus, j’aurai la « chance » d’aller m’épuiser en accomplissant les basses œuvres du système jusqu’à en mourir définitivement. Voilà ce qu’est et devient l’enseignement, pourtant dispensé par des hommes et des femmes animés de bonne volonté.
On dirait que l’homme doit être suffisamment intelligent pour travailler pour le système, mais suffisamment idiot pour ne pas comprendre comment il fonctionne. Suffisamment éveillé pour répondre lorsqu’on l’appelle, mais suffisamment engourdi par les somnifères pour ne pas voir qu’il est sous perfusion et esclave.
Mais qui tire les ficelles ? Personne !
C’est le système, point final. Ce sont nos pensées fossilisées. L’ordre de notre monde est ainsi conçu. Il n’y a pas de machination, juste une machine. Elle tourne de cette manière. C’est tout.
La plus belle manifestation des réécritures de l’ordre qui règne sur la terre est actuellement le capitalisme. Mais il n’est qu’un des dignes successeurs de la loi de la jungle qui prévaut sur la planète depuis la nuit des temps.
Le plus faible est mangé par le plus fort, c’est pourquoi il doit s’adapter pour devenir le plus fort qui dévorera le plus faible. Oui, ce sont les lois de l’évolution. Mais comme vous le voyez, l’évolution n’est pas toujours positive pour nous, les hommes, pris individuellement. Nous ne sommes pas les élus. Nous sommes simplement un maillon de la chaîne alimentaire !
Il ne suffit pas de décrire et de comprendre les rouages de la machine. Il est aussi nécessaire de les comprendre en lien avec l’ensemble du système !
Pour cela, il faut faire preuve d’intelligence, avoir le désir d’apprendre, l’envie d’être véritablement libre. Et nous ne pourrons pas y parvenir seuls, nous devons le faire ensemble !
À cette fin, l’éducation et l’enseignement sont fondamentaux !
Il est essentiel que, plutôt que de contribuer à l’Œuvre majeure, nous ne transformions pas l’or en plomb, voire en matières fécales !
Or, en observant l’enseignement, que faisons-nous ?
Au cœur même de la pratique éducative, existe une bifurcation possible, selon la perspective vers laquelle elle est dirigée. Les hommes s’éduquent, les animaux sont dressés. Mais l’éducation humaine peut être conduite comme un dressage. Comme l’a écrit Montaigne : « Au lieu de convier les enfants aux lettres, on ne leur présente, à la vérité, que horreur et cruauté » [Montaigne, Essais, I, XXVI, Paris, Garnier, 1962, p. 178] in Éduquer ou dresser ? Pour une critique du « post-humanisme » Didier Moreau Dans Le Télémaque 2014/1 (n° 45), pages 35 à 56.
Vous pourriez dire que les propos de Montaigne remontent à une époque où les châtiments corporels étaient monnaie courante et qu’ils n’ont plus cours dans les salles de classe. Mais d’autres monnaies ont pris leur place et sont très appréciées sur le marché des échanges de bons procédés pédagogiques : critiquer, blâmer, harceler, menacer, punir, soudoyer, récompenser, manipuler, … Notre créativité n’a pas de limites !
Comme de vrais hommes des cavernes, nous contraignons ! Car nous avons appris à utiliser la force brutale pour nous faire respecter et c’est avec cette force que nous avons porté les lumières de la civilisation.
Mais que reste-t-il lorsque l’on mélange le pudding de la Lumière à l’arsenic de la contrainte ? Des hommes et des savoirs morts ! Des zombies de la science, des golems de la relation.
Nous voulons sauver les apprentissages en contraignant, mais en contraignant, nous dégoûtons de l’apprentissage. Plus nous contraignons, plus nous dégoûtons et plus nous dégoûtons, plus nous contraignons. Ainsi, la fin sans la faim justifie les moyens mais ne parvient pas à ses fins !