Être ivre, quelle incongruité, quelle aberration de la nature, un outrage à Bacchus lui-même ! Et cet individu, qui plus est, ose troubler mon sanctuaire ferroviaire avec sa verve de stade de football. Sacrilège ! Cet homme, dont la capacité à élever le débat se trouve noyée dans son breuvage houblonné, tente de m’adresser la parole. Ô, triste sort ! Le voici qui, dans son égarement éthylique, aborde le noble sujet du football, essayant de jongler avec les mots comme avec un ballon, mais hélas, il est hors-jeu. Son discours, un hommage au néant, empeste l’ineptie. J’aurais pu tolérer sa présence, pour l’amour de l’humanité et du vin, mais un pochard, c’est au-dessus de mes forces. Tel un Hercule des temps modernes, je résiste à la tentation de répondre à cet énergumène, ce baladin du train craint quotidien, qui se débat dans sa farce pathétique. Silence, je garderai, face à ce pantin de la cuite, ce troubadour des bistrots.
Quel bonheur paradoxal de chercher asile dans le concert de ferrailles de ce train, ce dragon d’acier rugissant et soufflant, contre la logorrhée embrouillée d’un poète de comptoir ! Oui, j’aspire à me perdre dans le vacarme rassurant de ces roues cliquetant sur les rails, dans le soupir des portes automatiques, dans le chuchotement des voyageurs absorbés par leurs pensées ou leurs écrans. En effet, le bruit du train, ce chaos orchestré de métal et de vitesse, semble une douce mélodie comparé au baragouinage de ce maestro de la mousse, ce Socrate du zinc qui, de sa voix pâteuse, tente de transformer le wagon en un forum de débat sur le foot et sa vie qui ferait mieux de rester privée. La mélodie mécanique du train, ses grincements, ses sifflements, ses ronronnements, devient une symphonie dans laquelle je me plonge, cherchant un refuge sonore face à l’ivresse verbale de mon voisin égaré. Chaque son du train, du frémissement des freins à la respiration haletante du moteur, est une note dans une partition qui m’éloigne de la prose cacophonique de ce buveur errant et vitupérant. Ainsi, dans ce cocon de bruits industriels, je me blottis, fuyant les délires d’un buveur de bière qui, dans son enivrement, se prend pour un oracle du football, un chroniqueur du manque de savoir-vivre. Que la rumeur du train continue, que ses bruits couvrent les divagations de cet échanson de l’éphémère !
Dans ce wagon, théâtre d’acier et de hasards, un petit monsieur, gonflé d’alcool et de bonnes intentions aussi bruyantes que vaines, veut arttirer le feu de la poursuite soudain sur sa scène de ménage. Tel un héraut des temps modernes, lesté de son breuvage et de sa jovialité pitoyable, il tente de m’interpeller. Mais hélas, pauvre hère, je suis une île impénétrable, un rocher sourd à ses vagues alcoolisées. Il gesticule, il vocifère, armé de sa verve trempée dans le houblon, cherchant désespérément à accoster ma conscience. Mais je reste imperturbable, une forteresse de silence, imperméable à ses tentatives d’invasion verbale. Noyé dans son ivresse, ce petit monsieur, mi-carnaval, mi-tragédie, ignore qu’il danse seul sur la scène de ma totale indifférence feinte. Ses paroles, bien qu’emplies d’une ivresse joviale, rebondissent sur le mur de mon désintérêt, comme des flèches sur une armure. Oh, quel spectacle que cet homme, un Pantagruel miniature, un Bacchus de pacotille, qui, dans son élan brisé d’alcool et de candeur, trouve en moi un spectateur récalcitrant, indifférent à sa comédie.
Enfin, le moment est arrivé, le moment béni où notre cher Dionysos des banlieues, cet Apollon du comptoir, choisit de quitter le wagon. Ah, quelle libération ! Tel un ballon d’hélium relâché par un enfant distrait, il s’envole, s’évanouit de mon univers, me laissant dans un soulagement euphorique. Alors qu’il se lève, titubant, un équilibriste sur le fil de la sobriété perdue, le wagon semble soudainement plus grand, plus silencieux, comme libéré de la présence envahissante de ce ménestrel de la bière. Son départ, une scène digne d’une tragédie grecque, se joue dans un silence presque solennel. Le soulagement se répand dans l’air comme un parfum agréable après une averse. Son siège, maintenant vide, semble encore marqué par l’aura de son occupant, un fantôme éthylique qui s’estompe doucement. « Ouf ! » exhale mon âme, libérée de cette comédie humaine involontaire. Enfin, le calme, comme après une tempête, revient s’installer dans mon petit univers ferroviaire. La tranquillité retrouvée, je peux enfin retourner à mes pensées, mes rêveries, sans être perturbé par les vagues de cet océan d’alcool et de loquacité.
Tiens, la contrôleuse ! Surgissant comme les carabiniers d’Offenbach, elle fait son entrée dans ce wagon, déjà théâtre en relâche d’une comédie humaine plus arrosée qu’un banquet de Bacchus. Avec un timing digne d’une farce opératique, elle apparait, alors que le perturbateur éthylique vient de prendre congé. Quel sens du spectacle ! Me voici tenté de lui poser la question qui brûle mes lèvres : « Excusez-moi, madame la contrôleuse, la SNCB envisagerait-elle de compenser ses voyageurs pour avoir subi la compagnie d’un pochard bavard ? Une sorte de prime de risque pour avoir navigué dans les vapeurs d’un Bacchus Comulolibrius ? »
Oh, quelle idée savoureuse ! Imaginons un instant que dans leur infinie sagesse, les chemins de fer instituent une telle politique ! Un système de dédommagement pour avoir enduré les facéties d’un Dionysos de seconde zone, un tarif réduit pour chaque minute passée en compagnie d’un amateur de raisin fermenté trop bavard. La contrôleuse, gardienne des rails et des règles, pourrait ainsi devenir la messagère des bonnes nouvelles, distribuant des bons de réduction comme des médailles d’honneur aux passagers éprouvés par les aléas de leurs compagnons de voyage. Quelle révolution dans le monde ferroviaire !