Chers collègues,
Le paradoxe de cette situation est poignant. En utilisant le terme « cher collègue », on peut parfois percevoir une certaine ambiguïté, comme si nos propos pouvaient être à la fois bienveillants et méprisants. Je me souviens d’un collègue plus expérimenté qui employait cette formule avec un ton ironique, à mon égard. Aujourd’hui, je réalise que je me trouve moi-même dans une situation similaire et paradoxale.
Il est 4h 13. J’écris ces lignes à une heure où le sommeil me fait défaut, mes pensées en ébullition suite aux événements de la semaine dernière, ces « exploits » répétés qui m’ont profondément perturbé.
L’humanisme, concept si central à notre profession, est abordé de manière pour le moins contradictoire par l’auteur Yuval Noah Harari dans ses ouvrages comme Sapiens et Homo Deus. Il affirme, étonnamment, que l’eugénisme et le génocide pourraient être vus comme des formes d’humanisme car ils visent une certaine forme d’amélioration de l’espèce humaine – une amélioration radicale, certes, mais une amélioration quand même.
Récemment, lors d’une réunion, un de mes collègues a suggéré que certaines de nos pratiques pédagogiques pourraient être qualifiées de « génocidaires ». Cette assertion, aussi déconcertante soit-elle, a mis en lumière une réalité alarmante de notre système éducatif.
Ironiquement, en dénonçant ces pratiques, je réalise que je suis moi-même en train de commettre une forme de violence. Cette dénonciation est, en effet, une agression, une blessure que j’inflige à mes pairs. Pourtant, face à l’intolérable, je ne vois pas d’autre issue. Et je ne doute pas que ceux qui pratiquent cette méthodologie en quête de la « solution finale », qui condamnent les étudiants par colonnes entières de points insuffisants, sont également mûs par le désir d’améliorer une situation qu’ils jugent insupportable.
Il est temps de changer de paradigme. Nous devons nous inspirer de penseurs comme Philippe Meirieu, qui plaide pour une éducation fondée sur le respect de l’autre, l’encouragement de l’autonomie et la promotion d’un apprentissage actif et engageant.
Rappelons-nous que l’éducation n’est pas une entreprise de dressage, mais un processus délicat d’accompagnement et de soutien de l’apprentissage. Nos méthodes doivent refléter notre engagement envers les valeurs humanistes que nous cherchons à transmettre.
Chaque étudiant est une promesse d’avenir, et non un produit à façonner selon des critères prédéfinis. Notre mission est de guider et d’accompagner, pas de contraindre ou d’éliminer.
L’erreur, dans cette optique, n’est pas une faute à punir, mais une occasion d’apprendre et de grandir. L’échec n’est pas une fin en soi, mais un signe que le chemin de l’apprentissage est encore ouvert et qu’il reste du travail à accomplir. C’est un indicateur de progrès, un rappel que l’apprentissage est un processus, non un produit fini.
Je vous implore donc, chers collègues, de repenser notre approche de l’enseignement. Nous devons reconnaître et accepter nos propres contradictions et nos erreurs. Oui, en dénonçant certaines pratiques, je me rends coupable de la même violence que celle que je condamne. Mais c’est le prix à payer pour révéler l’intolérable, pour faire bouger les lignes et envisager des alternatives.
La valorisation de l’échec dans notre système éducatif est analogue à l’ancienne pratique de la saignée en médecine. On pensait autrefois qu’elle était salvatrice, mais en réalité, elle affaiblissait les patients et les conduisait à leur perte.
Dès la session d’examen, une lutte titanesque s’engage, semblable à une partie d’échecs infernale. Des enseignants, en quête de prestige et de charisme, se lancent dans une compétition impitoyable contre des vagues d’apprenants avides de qualifications.
En repensant aux soldats de 1914-18 qui tombaient par pelotons entiers pour une avancée minime, je me rends compte que nous sommes en train de répéter le même schéma d’autodestruction, encore et encore. Tous ces échecs, finalement, ne servent à rien.
Nos pratiques pédagogiques ne doivent plus être une source de souffrance et d’échec, mais un levier de progrès et de réussite. Notre mission, en tant qu’éducateurs, est de créer un environnement propice à l’épanouissement de chaque élève, où l’erreur est perçue non pas comme un échec, mais comme une étape nécessaire dans le processus d’apprentissage.
Nous devons aussi nous interroger sur le message que nous envoyons à nos élèves. Si nous prêchons le respect et la bienveillance, mais que nous utilisons des méthodes autoritaires et punitives, quel message nos élèves vont-ils retenir ? Souvenons-nous que nos actions parlent plus fort que nos paroles. Si nous voulons des élèves autonomes, responsables et bienveillants, nous devons leur montrer l’exemple.
Il est temps de mettre fin à la pratique de l’échec. Nous devons nous engager sur la voie de l’humanisme, de la bienveillance et du respect mutuel. C’est le seul moyen de créer un environnement d’apprentissage sain, stimulant et gratifiant, où chaque élève peut se sentir valorisé et réussir.
Je vous en prie, chers collègues, engageons-nous dans cette voie. Pour le bien de nos élèves, pour le bien de notre profession, et pour le bien de notre société.
Il est 5h14, je vous laisse. J’ai vidé mon sac, j’espère retrouver un sommeil plus léger.
Pascal Rivière